En mon esprit la nuit. Episode 28.

Sabine Chaouche

Soundtrack: Sia, Elastic Heart; Fkj & Masego, Tadow

Je savais que l’audition aurait lieu en fin de semaine. À ne rater sous aucun prétexte. Je me suis forcée à me lever. Trois heures de sommeil ça faisait juste, quand je me suis préparée j’étais quasiment au radar. ―
C’était chaud d’y aller, on risquait de se croiser mais je voulais le voir jouer à défaut de pouvoir l’approcher. Même si Adrien refusait toute discussion, je me suis dit qu’en public et précisément le jour où il aurait un putain de trac, je ne risquais pas grand-chose, tout du moins, pas de scandale. Il serait concentré et ne ferait même pas attention à moi. ―
Les théâtreux se préparaient à l’étage.
Ambiance curieuse, la foire, va-et-vient permanents, certains traînaient costumés à l’entrée, fumaient leur clope pour se relaxer.
Je ne voulais surtout pas qu’on me remarque avant qu’il passe sur le plateau. Guère envie qu’il me reproche après de lui avoir fait queuter son audition. D’autant que c’était son examen final. D’autant qu’il y aurait des professionnels dans la salle. Alors je ne me suis pas attardée dans le hall. Je me suis faufilée vers la salle et j’ai pris place dans l’orchestre, m’installant aux premières loges, mais pas trop près de la scène quand même.
Pendant deux heures les scènes ont défilé.
Audition Shakespeare.
Fille qui déchirait tellement elle jouait bien. J’ai applaudi. Les mises en scène étaient parfois un peu nazes mais bon, certains épataient, surtout ce mec qui a dû se taper le monologue de Richard II, je lui ai souhaité de percer.
Et le prof l’a annoncé.
Il a fait son entrée.
Impressionnant de force. Il dégageait avec violence la folie du personnage, ce salaud de boiteux, tout déstructuré physiquement mentalement, franchement il assurait, impeccables les mots jaillissaient, souples, respirés, parfaits, la dureté de Richard surgissait implacable, son machiavélisme, sa propre traîtrise irradiaient, il était aussi rouge que le gant de satin qu’il portait à la main gauche, orné de bagues énormes comme étranger à son propre bras, il brillait, charismatique, j’étais quasiment certaine qu’il venait de sniffer.
Je n’ai même pas applaudi parce que la surprise avait bluffé mon temps de réaction.
J’ai attendu le passage suivant puis je suis sortie. ―
Là, malchance, tombée direct sur son pote Marco. Il s’est mis à me parler. J’avais envie de me tirer mais Marco me tenait la jambe, à croire qu’il kiffait de me voir. Dans mes petits souliers, à cran, j’épiais toutes les deux secondes tous ceux qui passaient à côté de moi.
En haut de l’escalier est apparue une forme. ―


J’ai levé les yeux, aussitôt claquement brutal, ma poitrine s’est refermée sur elle-même, trouée ciblée dans le mille, une bouffée de chaleur remontant fulgurante à la surface.
Il a descendu les marches gainées de velours, pas de loup, plus de gant mais toujours plus rouge, lentement, très lentement, face à moi je pouvais voir la fulmination déformer ses traits, la noirceur du regard allant se durcissant, métallique, je me liquéfiais sur place. ―
Une jeune meuf est venue à sa rencontre, toute joyeuse, ça se sentait qu’elle était à ses pieds. Il s’est mis à tchatcher, me zappant délibérément.
Quelque part ça me soulageait mais je crois surtout que ça me faisait vraiment chier. D’autant qu’il a commencé à rigoler avec elle, à lui passer doucement la main sur le bras, Ce soir tu vas à la teuf ? ouais ? alors on se verra, bref à la brancher sous mon nez. J’avais envie de lui écraser la gueule contre la rampe en fer forgé, la lui écrabouiller, vraiment, il abusait.
Alors moi aussi j’ai fait la sucrée, toute gentille, je suis restée dix minutes de plus avec son pote, lui faisant bien entendre que j’étais redevenue célibataire. ―
Adrien était tout crispé maintenant.
Bien fait.
J’ai dit au revoir à Marco, T’es trop sympa, un peu plus fort, T’as mon téléphone, surtout te gêne pas pour m’appeler, ça me ferait plaisir de te revoir, et hop, deux bises cash. ―


Après j’ai tourné les talons, je n’ai même pas calculé l’autre idiot, qu’il pense ce qu’il veuille, après tout plus rien à cirer. C’était peut-être puérile mon attitude, mais tant pis. Après tout, il l’avait bien cherché. ―
Dehors quelqu’un m’a appelée.
Voix féminine.
Je me suis retournée c’était Jess la réplique de Lili. Pas de nouvelles de Lili. Que dalle. Elle avait déserté le cours et n’avait plus donné signe de vie depuis pas mal de temps déjà.
Inquiétant.
Je lui ai dit que je n’en savais pas plus qu’elle. Elle m’a invitée à cette fameuse teuf qui devait se dérouler le soir même. Près de la Porte Maillot. J’ai hésité, puis accepté. Il fallait bien que je trouve un moyen de dire à Adrien que le môme, je le gardais. Peut-être pas la bonne heure et le bon endroit, mais il fallait qu’il sache. Et le plus tôt serait le mieux. Je n’allais pas lui courir après. D’autant que les cours étaient finis. D’autant que se pointer chez lui, ce serait direct avoir la porte claquée au nez. Mon unique chance donc. Pour ce qui est du taf, je me ferais porter malade ou j’inventerais un truc, du genre ennui familial. Ouais, je me suis dit, c’est ça, c’est exactement ça, « problèmes personnels », comme à l’école, quand il fallait une excuse passe-partout, minable c’est sûr, mais en tous cas elle marchait à tous les coups, personne ne me posant jamais de questions. Et vu que j’étais super sérieuse, cette fois-ci ils n’y verraient que du feu.

(c) S. Chaouche/TFM